2021 - Les pensionnaires - Amélie Lucas-Gary
Collection du Parc. Bernard Chauveau éditions, Paris 8€
Les élèves ont quitté la classe pour aller se perdre dans le parc. On les a entendus dévaler l’escalier, suivant leur professeur, comme tous les autres jours à la même heure. Ils sortaient avec l’entrain qu’on a pour les voyages, pénétrant le parc comme l’aurore pour braver un sommet. Des choses pouvaient arriver, ils se disaient.
Quand les dix-sept ont traversé le perron, les graviers ont remué sous leurs pas. De la fumée s’échappait de leur bouche pour former des lys et des lions à travers leurs lèvres humides. Leurs lèvres étaient un peu trop rouges, gercées. C’était douloureux et en même temps ils aimaient les sentir : plus elles brûlaient plus ils léchaient et ça ne finissait jamais. Tous les hivers, c’était pareil.
Vite, ils sont passés prés des vignes, du potager, jetant un oeil à la terre retournée, puis à la couleur du ciel : opaques et plats, les nuages leur tournaient le dos. Alors certains enfants espéraient la neige pour tout renverser.
Ils étaient en rang au départ mais leur démarche enjouée donnait une impression de désordre et la directrice n’a pu retenir un soupir en les apercevant par la fenêtre. En milieu de matinée, tout lui semblait déjà perdu. Ce jour-là s’annonçait comme les autres, et elle pensait qu’une chose débutant d’une façon finissait toujours de la même. Elle n’avait pas tout vu.
Le chemin de terre très pentu pénétrait en sinuant dans le bois. Les enfants savaient que, du bureau là-haut, on ne les voyait plus à cet endroit et ils ont commencé à courir. Leur professeur, lui, a disparu parmi les arbres : il s’est assis au pied d’un de ceux qui n’avaient pas perdu ses feuilles. Il voulait
réfléchir un moment, téléphoner, et les enfants qui n’avaient rien remarqué continuaient à courir, oubliant leurs conditions, l’endroit où ils se trouvaient, le jour de la semaine et l’heure de la journée.
Ce qui est arrivé ensuite, on l’a appris par fragments, à travers le récit de ceux qui avaient été présents. Certains détails nous sont parvenus très tard, sans qu’on puisse avoir aucune certitude à la fin. Ce sont les enfants qui ont parlé. Ils ont raconté, à leur façon et dans le désordre :
« On ne s’est pas concertés. Tous, on était dix-sept, on s’est mis sous un arbre dont je connaissais pas le nom, les autres non plus je pense, mais il faudrait leur demander. L’arbre n’était pas haut, mais ses branches nues s’étendaient très loin du tronc pour retomber ensuite vers le sol couvert de feuilles. On a précisément choisi notre décor. Moi par exemple j’ai le goût des symboles ; Augusta, elle avait le sens du détail. Dessous, on s’est agités comme des déments. On a parlé tous en même temps. C’était sonore. C’était bien. Il faudrait leur demander aussi, mais je crois qu’il était question de Paul. Il était là avec nous, pourtant on ne l’écoutait pas, on parlait de lui sans même le regarder.
- Il ne disait rien, Paul.
- Peut-être oui. Mais soudain on s’est tu aussi. Quelqu’un a dit, c’était Georges je crois : « Allons jusqu’en bas, tout au bout de la pente ». On en avait rêvé cent fois, alors on a dit oui. On était d’accord. On voulait tous voir couler la rivière.
- En fait, sous l’arbre, on parlait de ce que Paul nous avait raconté : le jeudi précédent, il avait fait un genre de fugue. Nous étions à l’étude avec la directrice et lui n’était pas là, c’est vrai, je l’avais remarqué. C’était le seul absent. Il a dit plus tard que ce jour-là le froid avait dressé ses muscles et que le ciel bleu semblait « loyal ». Il a dit ça. C’est la couleur qui l’a décidé à descendre à la rivière comme il en avait déjà parlé à Max. Il disait que c’était bien les adultes de te faire vivre si près de l’eau pour ne jamais te la montrer, de te l’interdir même, alors qu’une pente naturelle t’y conduit. C’est ça Max?
- Oui ; il en parlait tout le temps ; Paul il se demandait toujours un peu ce qu’on pouvait lui cacher. Et moi à cette époque je n’avais pas vu la mer… Alors son idée de rejoindre la Seine, la Manche, tout ça, c’était épatant.
- Moi je ne connaissais pas son projet, mais je l’ai entendu prétexter un mal de tête pour monter dans sa chambre. C’était un jeudi.
- En fait, il a couru comme un dératé jusqu’au bord de la Marne. Il n’a pas rencontré d’obstacles, au contraire. Il avait cru qu’il faudrait traverser une route, se cacher, escalader une grille, mentir, au moins sourire ou raconter une histoire, mais rien. Par contre, une fois la berge atteinte, il avait eu mal à la tête et ça l’avait fait sourire. C’est ce qu’il a dit. J’ai pas compris pourquoi.
- Parce que c’est ce qu’il avait fait croire à la directrice, qu’il avait mal à la tête.
- Oui c’est ça, et sur la berge, il a vu des arbres qui tombaient dans l’eau, des saules, et aussi des ormes, des aulnes, des frênes. Il nous narguait avec ces noms très beaux ; j’aurais pas su reconnaître tous ces arbres. L’eau était beaucoup plus verte que la Seine : la couleur l’a étonné. Il a dit qu’il n’y avait personne alentour. Il a dit qu’un chien était passé : un boxer beige, un de ces chiens qu’on ne voit pas se promener seul en général. Le chien s’est éloigné et alors Paul a dit que la lumière s’était assourdie. Qu’elle avait changé. Il a bien précisé qu’il n’y avait aucun nuage.
- Il a dit qu’il était « entré un peu à l’intérieur de lui-même ». Cinta lui a alors demandé si c’était comme un voile tendu sur le ciel ; il a dit « oui, et c’était mate ». Et quand Max a évoqué une éclipse, il a dit que le soleil n’était pas caché, qu’il en était certain puisqu’il l’avait regardé. Puis il a dit qu’il avait vu la rivière et qu’elle ne coulait plus. Il ne savait pas pour le reste : il n’y avait pas de vent ce jour-là, il n’avait pas entendu de voitures et personne n’était présent. Il a dit « Ce que je peux dire c’est que l’eau s’est arrêtée. Je l’ai vue, j’y crois », un truc comme ça.
- Il nous a dit de faire comme on voulait, qu’on était pas obligé de le croire, que pour lui ça changerait rien.
- Il a dit aussi « je crois pas que je sois fou », mais il se posait la question, forcément.
- Il a dit qu’à cet instant, quand l’eau ne coulait plus, c’était plus de l’eau. Qu’elle n’était plus présente, quelque chose dans ce genre qui m’a fait peur.
- Paul a pensé que cet instant suspendu avait duré longtemps. Il a craint de se faire engueuler, mais en réalité quand il est remonté, personne ne s’était aperçu de sa disparition. Le temps n’était presque pas passé, alors ça n’a pas fait d’histoires. Lui seul était bouleversé. Peut-être déçu. Il avait des questions dont il ne pouvait pas parler aux adultes. Nous on n’avait pas de réponse évidemment, mais il a fait des recherches sur internet, à la bibliothèque. Il a découvert l’enseignement d’un maître du Moyen Âge dont je me souviens pas le nom.
- Il faisait le sage pendant les récréations.
- C’était un peu lourd.
- Avant cet incident déjà, Paul était un peu spécial. Il m’a raconté un jour qu’il avait découvert pendant les vacances une grotte préhistorique avec des peintures très anciennes. Je veux bien le croire, mais bon, disons que ça n’arrive pas à tout le monde.
- Oui il m’a raconté ça aussi. Il disait que c’était son invention à lui et ses deux copains. Et il avait un petit cahier où il peignait parfois ce qu’il se souvenait avoir vu au fond de la grotte. Il peignait des taureaux sur des cailloux aussi. Il était un peu artiste.
- Moi, dans les jours qui suivirent sa fugue, je me suis dit que ses yeux avaient changé de couleur mais je suis pas sa mère, alors je ne suis pas sûre. Par contre, on a tous remarqué que ses cheveux prenaient des reflets dorés.
- Paul était obsédé par le temps qui passait et la mort. Il ne parlait que de ça. On avait tous à peu près dix ans, mais lui il nous disait que le passé et le futur n’existent pas. Il nous emmerdait un peu et en même temps moi ça m’intéressait. Qui ça n’intéresse pas ? Et puis ses cheveux qui doraient, ça faisait de l’effet.
- Alors ce jour-là, sous l’arbre où tous les dix-sept on s’est réunis, quand on a parlé de descendre et de toucher le bout de la pente, il n’y en a pas eu un pour dire non. Y’en a qui se sont déshabillés pour courir, ils ont quitté leurs manteaux pour les poser au pied de l’arbre, sur les racines qui sortaient de terre. Les deux Geneviève ont détaché leurs cheveux bruns, je m’en rappelle. Elles ont incliné la tête en arrière et ils ont ondoyé ; c’était silencieux. Puis on s’est enfoncés dans le parc et le parc sombrait et nos beaux vêtements bleus coulaient dans la pente, suivant l’étendue d’herbe dans le paysage. Je peux imaginer que tout ça c’était beau, c’est certain.
- La prairie qui tombait sous nos pieds changeait d’allure sous nos yeux. Nous courions sans voir la fin. La prairie était un gouffre tranquille.
- C’était un gouffre qui ne disait pas son trou. Le vert avait tous les reflets qu’on lui connaît et d’autres qu'on ne voit jamais dans la nature. Les couleurs montaient quand nous on descendait. Je voyais le noir au fond du vert, et ce noir et la peur me plaisaient. Je ne pensais pas à l’effort qu’on allait devoir fournir pour remonter, je pensais à la rivière en bas. Je me disais « Ah la Marne, qui rejoint la Seine, la mer, et l’océan ». Je pensais « On va se tenir sur les berges de la Marne, sans adultes pour nous empêcher ».
- On courrait. Mes jambes, je n’y pensais pas, je les voyais s’élancer devant moi : fermes, si rapides, c’était fantastique.
- J’ai ressenti dans la pente une chose qui m’est habituellement interdite. J’étais pierre fleur singe, à nouveau et tour à tour et en même temps.
- Comme on peut être le frère et la soeur, le père et la mort, tout à la fois.
- Vous racontez n’importe quoi. Rien de tout ça n’est vrai. Ils sont ridicules ces poèmes. Je n’ai pas ressenti ça, seulement un genre de néant, lourd.
- Je vous ai regardés, je m’en souviens, vous aviez les joues rouges, la bouche ouverte, le teint médiéval. Moi je sentais mon cerveau contre mon crâne, il tapait au rythme de mes jambes, et je sentais mon poids pris dans la pente. Je ne sentais pas mes pieds. Ils étaient engourdis par le froid.
- Oui je me souviens Pierre de voir ton visage blanc se tourner vers moi. On courrait en ligne, tous au même niveau, on était pour ainsi dire côte à côte. C’est à ce moment-là, juste après que tu te sois retourné en fait, que Paul a disparu.
- Il était là, puis il n’était plus là. C’est aussi clair que ça.
- En un instant, on l’a plus vu.
- Il n’a pas pu partir, pas pu tomber dans un trou, pas pu s’envoler. Vous imaginez bien qu’on a levé les yeux au ciel, sur le champ. Et qu’on a couru partout.
- J’ai pensé immédiatement que je ne pourrai plus prononcer son nom. Il s’est littéralement évaporé.
- Il n’y a pas eu de signes, rien qui puisse nous alerter avant. On courrait voilà tout. Pas de trace, aucune preuve de rien par la suite. J’étais encore une petite fille à l’époque et je rêvais
d’une apparition. Même furtive. Jamais je n’avais imaginé de disparition bien sûr. Cela m’a mise en colère. Les petites filles voient les choses apparaître, les petits garçons eux disparaissent…. Je ne trouvais pas ça juste, mais je ne savais pas exactement à qui ça profitait.
- C’est aujourd’hui encore très angoissant d’imaginer où il peut être, vu qu’il n’est plus là, qu’il n’est jamais revenu. Ça me donne des frissons. C’est vraiment un mystère très lourd, comme un secret.
- On ne l’a pas vu disparaître : on a cessé de le voir. Ce n’est pas pareil. On ne voit pas une chose disparaître. On ne voit pas.- Je crois que beaucoup se sont demandés si Paul avait jamais existé.
- À partir de ce jour-là et pendant des mois toutes sortes d’adultes nous ont interrogés. Ils ne savaient pas à quel saint se vouer ils disaient ça. L’image à l'oeuvre dans cette expression m’échappait mais je comprenais leur désarroi.
- On a vu des psychiatres. Moi j’en vois encore un. J’ai des problèmes avec les formes. Je voudrais être artiste.- On a du mal à formuler. Je ne sais pas ce qui arriverait s’il revenait.- Moi j’y pense sur scène parfois. J’ai peur que ça m’arrive.
- La disparition de Paul, en un instant, ça a fait comme un trou dans le temps.
- Depuis, pour moi, le présent, c’est son absence. »
Amélie Lucas-Gary